Les dessous de l’affaire CHRIII
=http://www.telquel-online.com/104/sujet2.htmlLa police d’un côté et les dealers de drogue de l’autre. Entre les deux, il y a l’AMDH, ONG des droits de l’homme. Secouez le tout et vous obtenez le cocktail Chrii, dont l’un des principaux bourreaux passe actuellement en jugement à Safi. Par Karim Boukhari
Mohamed Rachid Chrii n’en démord pas. Du fond de sa cellule à Al-Adr, près d’El-Jadida, il a rédigé un nouvel appel à l’occasion de l’anniversaire, le 10 décembre prochain, de la déclaration mondiale des droits de l’homme. « J’entamerai, écrit Chrii, une grève de la faim les 9, 10 et 11 décembre pour protester contre mon enlèvement et la torture que j’ai subie, et je demande l’ouverture d’une enquête concernant mes ravisseurs et tortionnaires. Et ma libération immédiate et inconditionnelle en tant que détenu politique ». Cet appel coïncide avec le lancement d’une pétition internationale en faveur de Chrii (solidariterachid@yahoo.fr), à l’appel de solidarité de plusieurs députés européens qui ont adressé, le 26 novembre, un courrier en ce sens au Premier ministre, Driss Jettou, mais aussi au « réveil » d’importantes organisations de droits de l’homme comme Amnesty ou la FIDH qui, à leur tour, en sont venues à inclure Chrii parmi les détenus d’opinion au Maroc. Comme nous l’a confirmé un ami de Chrii, joint à Safi, « Rachid n’est plus seul. Son calvaire a souffert de la concomitance des événements du 16 mai et du procès d’Ali Lmrabet. Résultat, on a quelque peu oublié Chrii. Mais la tendance commence à s’inverser et ce n’est que justice ». Avant de devenir une affaire nationale, le cas Chrii a d’abord été une affaire locale. À Safi, la condamnation du militant à 18 mois de prison ferme assortie de 4000 DH d’amende a d’abord provoqué la colère des habitants de son quartier, Saniat, l’un des faubourgs de la ville. De pétitions en sit-in, ses voisins ont été rejoints dans leur mouvement de protestation par ses collègues de travail, ses amis de l’AMDH et d’Attac. Mais aussi par les sections locales de la CDT, de l’UMT, de la GSU, etc. Même les islamistes du PJD et d’Al-Adl Wal Ihsane ont manifesté, tôt, leur solidarité à cet homme dont l’histoire a réellement marqué l’année 2003
Qui est Rachid Chrii ? Un jeune homme de 38 ans, célibataire, employé communal, qui vit tranquillement avec sa mère et son frère cadet. Dans les années 90, et à la faveur du réveil du Maroc aux droits de l’homme, il rejoint logiquement la section locale de l’AMDH. « À Safi, nous raconte M. Mribeh, membre de cette même section, la police et les militants se livraient pratiquement une guerre de tranchées ». Comment et pourquoi ? « La paupérisation de la ville, poursuit Mribeh, a multiplié le chômage et donné un coup de fouet aux trafics en tous genres. La police judiciaire avait beaucoup de boulot, mais elle n’y allait pas de main morte avec les dealers ou supposés tels. Nous, à l’AMDH, on croulait littéralement sous les témoignages et les plaintes contre des pratiques barbares. Tel dealer se plaignait avoir été soumis au supplice dit de la bouteille, tel autre disait qu’on le rackettait ou qu’on l’obligeait à collaborer avec des éléments de la police. Sans parler des ouvriers victimes de mesures abusives, des habitants coupés d’eau ou d’électricité, etc ». L’AMDH, réceptacle de toutes ses doléances, haussait le ton et multipliait les réclamations, notamment auprès du procureur de la ville. En face, la police faisait du nettoyage à sec avec ses moyens, ses méthodes, ses hommes. Chrii, lui, était au cœur de ce combat. Issu d’un quartier pauvre, il connaissait les dealers et le citoyen lambda qui, en retour, lui vouaient, d’après plusieurs témoignages recueillis sur place, un grand respect. « Chrii, nous raconte une source policière à Safi, nous empêchait de faire correctement notre boulot de nettoyage. En s’interposant contre l’arrestation ou la brutalisation d’un suspect, il enflammait les foules et menaçait le respect dû aux forces de l’ordre ».
Tout est parti de là. « Un jour, nous explique une source à l’AMDH, nous sommes allés voir le procureur général de la ville pour nous plaindre des agissements d’un officier connu pour son non-respect des droits les plus élémentaires des individus. Les témoignages de torture accablant ce policier abondaient. La réponse du procureur a été : ‘cet élément est brillant, il compte parmi les meilleurs affectés à la sécurité et à l’ordre dans cette ville…' ». Dialogue de sourds et fin de non-recevoir. En 1999, déjà, Chrii est arrêté dans le cadre de son activisme de rue « pour outrage à agent de l’État ». Il est relaxé faute de preuves. Quelque temps plus tard, le policier le plus montré du doigt, un certain M.B, élément de la brigade des stups, est muté loin de Safi. Le soulagement de l’AMDH ne sera que de courte durée puisque, quelques mois plus tard, débarque, de Marrakech, un nouvel officier : Abdelmajid Aït Adraoui, aujourd’hui une célébrité dans la ville. « Adraoui, nous raconte Mribeh, est un adepte de la manière forte. Il mène son combat contre les dealers et les militants, de la même manière : inhumaine. Il a vite fait de repérer Chrii. Le reste n’était plus, apparemment, qu’une question de temps ». Fin 2002, Chrii conduit la délégation de l’AMDH qui enquête sur les pratiques subies par certains détenus à la prison civile de Safi. Un enregistrement visuel existe, où l’on voit le militant et ses amis, prendre la parole et la redonner aux familles des détenus. « Au-delà des conditions générales de détention, explique aujourd’hui encore Chrii, c’est contre la torture et les mauvais traitements que plusieurs détenus, dont beaucoup des dealers, se plaignaient et se plaignent encore ». Le 21 avril 2003, au bout d’une énième échauffourée ente les forces de l’ordre et les habitants (dealers et « gens normaux ») du quartier Saniat, Chrii est interpellé. « On m’a enlevé sur le chemin de mon travail, à la commune. On m’a séquestré dans une maison avant de m’envoyer au poste de police. Bandeau sur les yeux, on m’a insulté, frappé, torturé, et violé à l’aide d’un bâton surmontant une bouteille de limonade. Mes tortionnaires me disaient : tu croyais éternellement nous échapper ? Te voilà entre nos mains, et cette fois, tu l’auras dans le… ». Chrii le dira, et le confirmera par écrit : « J’ai pu reconnaître distinctement mes tortionnaires : Abdelmajid Aït El-Adraoui, Abdellah Maghari, Jalal Mustapha, Hassan Fedouach, Fettah Atouani, Rachid (le conducteur de la voiture au bord de laquelle j’ai été kidnappé) ». Aït Adraoui est du lot, mais aussi un certain Hassan Fedouach, « un presque voisin de quartier de Chrii », nous précise Mribeh. Le procès de Chrii s’ouvre, début mai, sur un coup de théâtre : le militant est accusé d’outrage et violence contre fonctionnaires, de tentative de faire évader un criminel, de rébellion… et de trafic de drogue. Chrii et ses avocats, dont un bataillon drainé des quatre coins du pays (conduit par le vétéran Abderrahman Benameur), contre-attaquent. Me Tarik se souvient : « J’ai vu Rachid dans sa cellule, il a baissé son pantalon, il n’avait pas de slip puisqu’ils l’avaient confisqué pour l’humilier ». Les audiences se déroulent dans une tension extrême. Manifestations de rues, pancartes et banderoles, interdiction de mettre le pied dans l’enceinte du tribunal, etc. Mais le verdict tombe comme un couperet : Chrii est condamné à 18 mois de prison ferme et 4000 DH d’amende. Il demandera et obtiendra une contre-expertise médicale pour prouver qu’il a été violé. « Les résultats de l’expertise médicale, nous révèle une source judiciaire, prouvent que Chrii portait des marques de traumatismes divers sur le corps. Mais rien ne prouve que ces marques ne sont pas consécutives à une bagarre… ». Classique. « J’ai été victime de la bouteille, explique aujourd’hui encore, de vive voix, Chrii. Cette pratique existe encore et je ne suis pas le seul à l’avoir connue… ».
Le 16 mai jette une chape de plomb sur le bouillonnement qui entourait le cas Chrii. Ses grèves de la faim, ses appels, les protestations officielles de ses amis et compagnons de route obtiendront un écho inattendu : un transfert loin de Safi, vers la prison de Ben Ahmed, ensuite à El-Adr près d’El-Jadida parmi les prisonniers de droit commun : « C’est une vengeance contre moi, contre ma mère et mes amis obligés de parcourir des centaines de kilomètres pour me voir ».
Pendant que Chrii continue d’explorer les échelles descendantes de la vie carcérale, la guerre des tranchées continue de sévir à Safi. Abdelmajid Aït Adraoui, pour ne citer que lui, fait toujours parler de lui. Écoutons ce dirigeant de l’AMDH : « Aït Adraoui traîne une affaire judiciaire derrière lui. Un ancien détenu, Rabiî Joudar, a porté plainte contre lui, pour sévices corporels. L’histoire a commencé en 2002, déjà. Mais ce n’est qu’à la rentrée 2003 que le procès a réellement démarré. La prochaine audience est attendue pour le 25 décembre ». En attendant, l’officier de police se fait tout discret…
TelQuel, vendredi 19 décembre 2003